La chronique de Bernard Pivot, de l’académie Goncourt.
La fiancée juive de l'émir Abdelkader Quelle histoire ! Déjà que l'Histoire, avec un grand H et des grandes jambes, n'est pas avare de destins mirobolants, de personnages hors du commun !

 

Aussi, quand le romancier leur ajoute des aventures sorties avec générosité de son imagination, quand il satisfait son propre goût du feuilleton, de l'exotisme et du rocambolesque, le lecteur, s'il aime ça, se laisse emporter avec plaisir. Ainsi Vénus Khoury-Ghata avec La fiancée était à dos d'âne.

Cette fiancée s'appelle Yudah. Elle appartient à la tribu juive, saharienne et nomade des Qurayzas. En 1835, huit mille de ses compatriotes ont été massacrés à Mascara. Depuis, on vit dans la peur, on erre dans le désert pour se protéger et survivre. Ce qu'il faudrait, c'est obtenir la protection du puissant émir Abdelkader. Mais comment? se demande le rabbin Haïm. Germe en lui cette idée folle, saugrenue, malicieuse et désespérée : mettre dans le lit de l'émir une jeune vierge. Juive? Et alors. Mais il a déjà quatre femmes? La chair fraîche ne se refuse pas. N'est-ce pas indigne? La paix et la prospérité de la tribu sont à ce prix-là. Le choix du rabbin est tombé sur Yudah, presque 14 ans. Au bas de son dos une tache bleue la désigne pour un grand destin. Ils partent tous les deux à dos d'âne pour la ville. Haïm livre la marchandise et s'en retourne. Yudah est seule. Elle le restera, même si elle est appelée à rencontrer beaucoup de gens dont elle ne soupçonnait pas l'existence dans son innocence du désert. Le seul, en vérité, auquel elle ne parlera jamais, alors qu'elle brûlait de le connaître intimement, c'est le sage et prestigieux Abdelkader.

Le rabbin ignorait qu'après une longue résistance, vaincu par les troupes coloniales françaises, l'émir allait être condamné à la déportation. Il se retrouve enfermé à Pau tandis que le gros de sa smala -dont Yudah, fiancée improbable, exilée certaine- est assigné à résidence. Un joli mot trompeur pour des centaines d'hommes, de femmes et d'enfants qui vivent sous des bâches, à même le sol, dans l'île Sainte-Marguerite, l'une des quatre îles Lérins, en face de Cannes. La pluie, le mistral, la faim, les fièvres, les épidémies remplissent les tombes. Il y a un monastère de religieuses. On tambourine sur la porte jour et nuit. Impossible d'accueillir toute cette misère.

Aucun homme ne peut entrer chez des carmélites. Mais les femmes? Les enfants? Ce sont des musulmans. Distribution d'un peu de riz, de pois chiches, de charité chrétienne, mais en dehors du monastère. Seule une femme n'est pas voilée. C'est Yudah. On l'accueille, on la met au travail, on la nourrit, on la baptise, elle s'appelle désormais Judith. Mais cela ne durera pas. Trop de discipline pour une fille du désert, trop d'injustice entre les hauts murs de la sainteté. Elle fuit, d'autant plus attirée par l'aventure qu'elle a appris la mort de la première femme d'Abdelkader. Une place d'épouse est libre. Yudah est le type même de l'héroïne à laquelle l'utopie la plus extravagante donne une inépuisable énergie.

L'émir est maintenant exilé avec sa famille et ses serviteurs au château d'Amboise. Le saint homme, silencieux, en prière, admiré de la population, c'est lui. Il ignore qu'une jeune juive de 15 ans est partie à sa recherche, que ses pas l'entraînent dans le lit et devant le chevalet d'un peintre albigeois un peu toqué. Puis, à Paris, dans une troupe de comédiens faméliques qui voudraient bien jouer, non plus des classiques, mais du théâtre moderne : Victor Hugo. Pourquoi le grand poète s'intéresse-t-il à Yudah? Pourquoi et comment devient-elle à la fois Cosette et Gavroche? Vénus Khoury-Ghata a une imagination tout orientale en liberté dans l'histoire et la littérature françaises.

Poète, elle use de métaphores, d'images subtiles ou frappantes. Son écriture n'est pas à la mode. Mais elle n'a pas tort de penser que pour donner à son roman et à son personnage principal force et couleurs, elle ne devait pas hésiter à employer des mots vifs et drus, des formules brillantes, des dialogues au plus près des lèvres. Quand, à Paris, Yudah raconte le désert, sa vie et ses sortilèges, ses hommes et ses bruits, cela sonne si juste et si bien que l'on est obligé de se rappeler que Vénus Khoury-Ghata a collectionné tous les grands prix de poésie. Et que, fille du Liban, elle a dû arpenter les déserts arabes.

La fiancée était à dos d'âne, Vénus Khoury-Ghata, Mercure de France, 165 p., 16,50 euros.

26 mai 2013

http://www.lejdd.fr/Chroniques/Bernard-Pivot/La-fiancee-juive-de-l-emir-Abdelkader-609546

 

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