Une jeune normalienne, Raphaëlle Branche, a soutenu, mardi 5 décembre, sa thèse de doctorat d’histoire intitulée « L’armée et la torture pendant la guerre d’Algérie. Les soldats, leurs chefs et les violences illégales » devant un parterre d’universitaires et de journalistes. Ce travail vient éclairer le débat actuel sur la torture durant la guerre d’Algérie en présentant notamment un décryptage inédit des « journaux de marche des opérations » tenus par chaque régiment, du dépouillement de nombreuses archives civiles et militaires et de longs entretiens avec des militaires. [1]

Non, la torture n’est pas une création ex nihilo de la guerre d’Algérie ; non elle n’a pas été seulement le fait de quelques militaires sadiques et isolés, expose, en substance, le travail de Mme Branche. La torture, au contraire, s’inscrit dans une histoire, celle de la colonisation et de sa remise en cause radicale entre 1954 et 1962. Son ampleur ne s’explique que par la dimension totale de l’affrontement : l’ennemi était alors constitué non pas seulement par une armée mais, progressivement, par tout un peuple rebelle à l’ordre colonial que la France avait décidé de maintenir, par un mélange de méthode forte et, tardivement, de tentatives de réformes politiques et sociales.

Cette thèse est issue du décryptage inédit des « journaux de marche des opérations » tenus par chaque régiment, du dépouillement de nombreuses archives civiles et militaires et de longs entretiens avec des militaires.

L’originalité de ce travail réside d’abord dans l’analyse des origines de la torture, de ses différentes formes et de son ampleur. Ainsi, selon Raphaëlle Branche, un détour par la guerre d’Indochine s’avère indispensable : c’est là, dans son combat perdu contre les communistes du Vietminh, que l’armée française a puisé sa perception de la guerre révolutionnaire et des moyens de la combattre ; c’est aussi dans le désastre et l’humiliation de Dien Bien Phu qu’est née une certaine volonté de vengeance. Le discours de l’armée, dont les hauts responsables n’étaient pas nécessairement dupes, selon la thèse, consistait à assimiler le FLN à une subversion communiste et la rébellion à une guerre révolutionnaire de type indochinois. Dans cette vision, exacerbée par un profond racisme, il s’agit non seulement de lutter contre des maquisards armés mais aussi contre tous les nationalistes liés à un réseau de résistance à la colonisation française. D’où l’importance primordiale accordée au renseignement et le développement, en Algérie, de l’« action psychologique », transposition des méthodes subies par les prisonniers français aux mains du Vietminh.

Raphaëlle Branche, 

Les détachements opérationnels de protection (DOP), l’un des nombreux sigles qui cachaient les structures spécialisées dans les « interrogatoires poussés », sont nés en Indochine, explique Mme Branche, où leur tâche se cantonnait à l’utilisation d’agents infiltrés chez l’ennemi. Exacerbée, la religion du « renseignement » allait faire le reste.

UNE « RÉALITÉ PROTÉIFORME »

Certes, la torture policière existait en Algérie avant l’insurrection de 1954, comme en témoigne la mise en garde immédiatement lancée, dès cette date, par François Mauriac. Certes, l’armée y a eu largement recours pendant la « bataille d’Alger », qui fut, en 1957, un « point de non-retour » à cet égard. Mais le passage à une guerre totale correspond, selon la thèse, à l’arrivée à la tête de l’état-major d’Alger du général Salan en décembre 1956. (...) Si la Vème République naissante s’efforce, en vain, de faire reculer la « gangrène », la IVème s’est illustrée par sa duplicité ; selon Raphaëlle Branche « c’est la coexistence d’instructions, caractérisées souvent par un grand flou, et d’une pratique massive de la torture qui constitue une des spécificités de la guerre d’Algérie. ». Ainsi, dans les archives d’Hubert Beuve-Méry, fondateur du Monde, Raphaëlle Branche a retrouvé la trace du « gros dossier » qu’il avait transmis en octobre 1956 à Guy Mollet, alors président du Conseil. Lourd des multiples témoignages parvenus au journal, ce document ne semble nullement avoir été utilisé par un homme qui, publiquement, assurait que les cas de torture se comptaient « sur les doigts de la main ».

« Réalité protéiforme » pratiquée sans trace écrite, la torture est implicitement justifiée par la recherche de renseignements sur des réseaux. Mais son efficacité paraît limitée à l’égard du but affiché. Les codes utilisés pour répertorier la qualité des réponses obtenues par la violence se traduisent par des « X1 » ou « X0 », c’est-à-dire « beaucoup de bruit pour rien », a remarqué Jean-Charles Jauffret, professeur d’histoire à l’IEP d’Aix-en-Provence, membre du jury. C’est que la torture, d’outil de renseignement, est devenue aussi en Algérie un instrument de terreur et d’humiliation, comme en témoignent la mise à nu systématique des victimes, le fait que ni les enfants ni les vieillards n’ont été épargnés, la fréquence des viols commis au moyen d’objets.

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Pessin, Le Monde, 7 décembre 2000

« La torture n’a jamais été un moyen parmi d’autres d’obtenir des renseignements, car elle détruit la dignité humaine de façon radicale, a soutenu Raphaëlle Branche. Le fait que des Algériens soient torturés était considéré comme aussi important que le fait que tous les Algériens aient peur de subir de tels traitements. » Pour l’historienne, la torture ne se réduit pas à un corps-à-corps mais s’inscrit dans un contexte plus large incluant les spectateurs présents, la collectivité des Algériens et l’Etat français. « Torturer, ce n’est pas seulement faire parler, c’est aussi faire entendre qui a le pouvoir », a-t-elle expliqué.

« LA FACE CACHÉE »

Dans ces conditions, la torture ne fait nullement figure d’exception, mais comment en mesurer l’ampleur ? Ce type de traitement n’était pas pratiqué systématiquement, répond la thèse, mais « elle faisait partie des violences qu’il était possible d’infliger et cette tolérance, voire ces encouragements ou ces recommandations des chefs, explique qu’elle ait été pratiquée sur tout le territoire algérien pendant toute la guerre et dans tout type d’unité ». La torture a-t-elle été systématique ? La réponse est négative si l’on observe qu’il n’existait pas de structure cohérente chargée de la torture, à l’exception des DOP. Mais elle devient positive, si l’on considère « le contexte incitatif produit par une certaine vision du monde, des Algériens, de la guerre », a argumenté Mme Branche.

Pour autant, son travail ne fait pas l’impasse sur la réalité des chiffres. Il estime « crédible » le nombre de 108 175 Algériens passés par la ferme Améziane, dans le Constantinois, le plus connu des centres de torture, nombre avancé en 1961 par le journal Vérité-Liberté, en précisant que des personnes ont pu y être internées à plusieurs reprises. A propos d’un témoignage sur la torture par l’électricité - la « gégène » -, la thèse va plus loin en affirmant que « des centaines de milliers d’Algériens [...] ont éprouvé dans leur chair » pareille souffrance.

Avant de décerner à Raphaëlle Branche, à l’unanimité, la mention très honorable et les félicitations, les membres du jury ont multiplié les formules dithyrambiques. Ce travail qualifié de « magistral », « fera date », ont-ils pronostiqué, car il « révèle la face cachée de la République », a ajouté Pierre Vidal-Naquet. Tous historiens, ils ont admis n’être pas sortis indemnes de sa lecture.

Source: http://www.ldh-toulon.net/spip.php?article154

Notes

[1] Un livre tiré de cette thèse a été publié : La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, par Raphaëlle Branche, éd. Galimard, 2001.

 

 

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