En dépit de son importance et de sa portée capitale, le congrès de la Soummam scinde le mouvement révolutionnaire en deux groupes : antagoniste et protagoniste. 

Bien que les architectes du congrès, Abane Ramdane et Larbi Ben Mhidi, n’aient pas pour objectif de diriger leur action contre leurs frères d’armes, les opposants aux résolutions de la Soummam, dont la tête d’affiche est Ahmed Ben Bella, les combattent sans vergogne.

Cependant, sans vouloir déterminer la responsabilité d’un tel ou tel groupe dans cette lutte fratricide, une question s’impose : est-ce que la lutte armée peut se poursuivre indéfiniment sans qu’il y ait une plateforme qui définisse ses buts et les contours du futur État? Ainsi, avant de critiquer ou de soutenir les résolutions de la Soummam, c’est immanquablement la question qui ne peut pas échapper à l’examen.

De toute évidence, que ce soit à la Soummam ou ailleurs –cette rencontre est initialement prévue le 30 juillet 1956 dans la région constantinoise –, une rencontre nationale s’impose. D’ailleurs, les initiateurs de la lutte armée n’ont-ils pas programmé, lors de leur dernière rencontre, le 23 octobre 1954, une réunion de bilan dans les trois mois suivant le déclenchement de la lutte armée ?

Désigné coordinateur national, cette tâche échoit à Mohammed Boudiaf. Hélas, pour faire face au problème d’approvisionnement des maquis en armement, ce dernier se joint à la délégation extérieure, formée au départ de Hocine Ait Ahmed, Ahmed Ben Bella et Mohammed Khidder.

Cela dit, faut-il soumettre l’organisation des maquis de l’Intérieur à la participation de la délégation extérieure ? La réponse est évidemment non. Car, s’il y a une urgence, c’est indubitablement celle qui consiste à doter la révolution des organismes dignes de ses objectifs, à savoir la refondation de la nation algérienne.  

De façon générale, bien que les allumeurs de la mèche aient pris de court les autorités coloniales, celles-ci ne tardent pas à porter des coups terribles à la révolution. En cinq mois, trois sur cinq des chefs historiques de l’Intérieur sont neutralisés. Il s’agit de Didouche Mourad, assassiné le 18 janvier 1955, de Mostafa Ben Boulaid, arrêté le 12 février 1955, et de Rabat Bitat, arrêté le 16 mars195.

En tout cas, c’est dans ce climat alambiqué qu’Abane Ramdane hérite de la mission de réorganiser la révolution algérienne. Épaulé par Larbi Ben Mhidi –après son passage au Caire au début de l’année 1955, Ben Mhidi a acquis la conviction que l’avenir de la révolution se jouait à l’Intérieur –, Abane Ramdane se donne pour mission de rassembler tous les courants politiques nationaux et doter la révolution de structures adéquates.

Quoi qu’il en soit, pour parvenir à ce résultat, le duo Abane-Ben Mhidi abat un travail colossal. Ainsi, pour la première fois de l’histoire de l’Algérie, la totalité ou peu s’en faut des courants politiques –l’UDMA de Ferhat Abbas, les Oulémas de Bachir El Ibrahimi et les centralistes –forment un seul pole politique sous l’égide du FLN historique.

En un mot, d’une simple révolte –en avril 1953, les activistes étaient minoritaires à tel point que même leur parti, le MTLD, leur refusait le droit de participer au congrès du parti –, « le congrès de la Soummam a fait une révolution », écrit Mabrouk Belhocine, dans « le courrier Alger-Le Caire 1954-1956 ». Et ce n’est pas par hasard que Hocine Ait Ahmed qualifie ce congrès d’une seconde naissance de la révolution, après celle du 1er novembre 1954.

Néanmoins, malgré la mise en place des organismes dirigeants à la Soummam, en l’occurrence le CCE (comité de coordination et d’exécution) qui deviendra en septembre 1958 le GPRA (gouvernement provisoire de la République algérienne) et le CNRA (conseil national de la révolution algérienne), l’absence de la délégation extérieure au congrès hypothèque les chances de bâtir un État moderne. En d’autres termes, cette opposition va annoncer les contours du futur État : la suprématie des hommes sur les institutions.

Agissant individuellement de sa cellule à la prison de la « Santé », Ahmed Ben Bella remet en cause les résolutions du congrès, sous prétexte que le texte final ne met pas en exergue le rôle de l’Égypte et n’évoque aucune référence islamique des futures institutions de l’État. Mettant ses collègues dans l’embarras, seul Hocine Ait Ahmed se démarque et se prononce sans ambages en faveur des résolutions soummamiennes. « Les divergences entre nous (délégation extérieure) et Alger (le groupe piloté par le duo Abane-Ben Mhidi) ne sont pas essentiels. Ben Bella et Boudiaf contestent surtout les structures… Moi, je donnais mon soutien aux décisions du congrès. Elles correspondent à un besoin ressenti par tous », témoigne le dernier chef historique encore en vie.

Encore une fois, il ne s’agit pas de contester à Ben Bella le droit de s’opposer aux résolutions de la Soummam. Mais, la question à laquelle aucun détracteur de la Soummam n’a pas répondu est la suivante : après le report sine die de la rencontre de bilan de fin janvier 1955, pourquoi les opposants ne se sont pas manifestés ? Pourquoi ils n’ont rien fait pour rétablir le contact entre les zones –le terme wilaya est apparu après le congrès de la Soummam – ?

Car, « avant le congrès historique du 20 août 1956, chaque wilaya vivait renfermée sur elle-même et volait de ses propres ailes… Il était possible d’avoir  six politiques différentes, six stratégies différentes, six tactiques différentes et aussi six peuples différents, comme il existait six wilayas différentes », déclare Lakhdar Bentobbal lors de la réunion des cadres, tenue au Maroc, le 5 février 1960. Hélas, après avoir dénoncé le pouvoir personnel de Messali Hadj, certains ne rêvent que de le remplacer. D’ailleurs, en 1962, Ben Bella va proclamer la naissance du bureau politique en dehors des institutions de la révolution.

Pour conclure, il va de soi que le congrès réunificateur s’impose après les événements de novembre 1954. En effet, dès lors qu’un appel est lancé au peuple algérien et autres formations politiques, la plateforme des activistes –la troisième tendance du PPA-MTLD –est de fait dépassée. En outre, si la France avait accepté de négocier avant l’adoption de la plateforme de la Soummam, qui aurait pu prétendre parler au nom de tout le peuple ? Enfin, au nom de quel droit et de quel principe révolutionnaire un initiateur d’un projet devient-il le représentant de tout un peuple ? En tout état de cause, c’est à l’ensemble de ces questions que le congrès de la Soummam a répondu en créant un organe exécutif, le CCE, et un organe législatif, le CNRA. En 1962, lors des négociations avec la France, c’est ce dernier qui  avalisera les accords en réunissant les 4/5 de ses membres. Comme quoi, même si les détracteurs rejetaient ses résolutions, ils n’avaient pas une autre alternative à proposer.

Boubekeur Ait Benali
13 août 2015