Les quelques Algériens qui possédaient un poste de télévision avaient impatiemment attendu le 20H le jour durant, pour mettre enfin un visage sur la voix métallique qui lisait sur les ondes, d’un ton monocorde, le communiqué militaire n° 1. Ils se demandaient qui était donc ce putschiste qui tenait un discours si martial que la radio avait seriné la journée entière du 19 juin 1965.

« Tout pouvoir humain est un composé de patience et de temps. Les gens puissants veulent et veillent. » (Honoré de Balzac)

Cet homme au visage émacié, le regard fixe et perçant était presque inconnu des Algériens qui vivaient leurs premières pénuries et découvraient le sucre de canne de Cuba dans les « magasins pilotes socialistes », ancêtres lointains des « souks el fellah ». Bien sûr, on avait déjà vu cette silhouette inquiétante du vice-Président, dans l’ombre de l’inflammable président Ahmed Ben Bella. Ils étaient même arrivés ensemble de Tlemcen, presque la main dans la main, lors de l’été pourri de 1962.

On les croyait comme larrons en foire, une photo très célèbre depuis, prise au stade du 20 Août à Alger, les représentait complices et hilares et donnait cette impression qu’ils étaient les meilleurs alliés du monde. Mais ne voilà-t-il pas que la marmite se renversait sur le couscoussier, comme à l’époque des janissaires, et que le tout nouveau locataire du 20H traitait la politique du déjà ancien Président de tous les noms. « Intrigues tramées dans l’ombre », « calculs sordides », « narcissisme politique », « amour morbide du pouvoir », bref, rien ne fut épargné au Président élu deux ans à peine auparavant à 99% des suffrages, plus quelques casernes, qui cumulait une dizaine de portefeuilles de ministres, sauf… celui de la Défense.

Le communiqué de la junte, qui deviendra très vite la « Proclamation du Conseil de la révolution », aussi vitement érigé par totémisme en texte fondateur lui aussi, nous faisait découvrir que « le-déjà-prédécesseur », qui allait croupir une quinzaine d’années dans les oubliettes (au Château Holden sur la route Douéra - Boufarik) était « un tyran » et un dangereux déviationniste. Le mystérieux quarteron, était composé de 13 officiers de l’ANP, 11 colonels ou commandants de l’ALN et de 2 civils. Tout ce petit train volaient au secours du pauvre peuple, dont on disait, il n’y avait pas très longtemps, qu’il était Le Seul Héros, en le rassurant : « Ton silence n’est pas lâcheté », lui ont-ils dit. Les hommes qui, aujourd’hui, ont décidé de répondre à ton appel angoissé [(tiens, tiens), persuadés en cela de traduire ton vœu le plus cher, ont pris sur eux de te faire recouvrer ta « liberté usurpée et ta dignité bafouée » et beaucoup d’autres boniments du même registre.

Les années qui suivront sont seules juges de toutes leurs promesses, lesquelles n’engageaient que leurs auteurs et évidemment tous ceux qui voulaient bien y croire, (ils seront malgré tout nombreux). Des auteurs qui nous donnaient du « tu" en veux, en voilà ». Mais, à moins d’être frappé d’amnésie, les flamboiements de la démocratie n’ont pas embrasé le ciel de l’Algérie, le 20 juin 1965 ni tous les jours d’après, d’ailleurs… Quant à l’homme du 19 juin, qui colonisera les tréteaux treize ans durant (1965-1978), s’il n’occupait pas le proscénium de la guerre de Libération nationale, il n’en était pas pour autant un absent comme ses détracteurs seraient tentés de le soutenir ou de le faire croire. Il est encore adolescent et fréquente la medersa El Kittaniya quand il « milite anonymement au sein du PPA - MTLD », nous dit Paul Balta dans un livre que son épouse et lui ont consacré au champion du Tiers-mondisme des années 1970.

Il n’est pas dit qu’il y a adhéré ou qu’il se soit engagé dans le militantisme politique à cette époque. Mais, afin d’éviter la conscription dans l’armée française, il quitte assez tôt le pays pour la Tunisie où il poursuivra son cycle d’études à la Zitouna avant qu’on ne le signale au Caire, plus précisément à El Azhar en 1951, c’est-à-dire loin de la débâcle de l’Organisation spéciale et des déchirements naissants entre « centralistes et messalistes » au sein du principal courant du mouvement d’émancipation nationale. Houari Boumediène est au Caire quand Gamal Abdenasser et les « Officiers libres » renversent et exilent le roi Farouk, un khédive noceur amateur des belles stars du fabuleux cinéma égyptien des années 1940 et 1950. Le jeune Boukharouba prend toute la mesure de l’événement, qui aura sur lui une influence considérable. C’est également dans la capitale égyptienne qu’il s’éveille au panarabisme nassérien. Houari Boumediène est le produit de la culture politique arabe des années 1950 mâtiné de fanonisme. Paul Balta, ancien correspondant du quotidien français Le Monde à Alger (1973-1978), écrit : « Quand éclate l’insurrection armée du 1er novembre 1954, il interrompt ses études et prend contact avec le vieux chef de guerre du Rif, qui dirige alors le bureau du Maghreb arabe, Abd El-Krim, qui a organisé une préparation militaire accélérée pour les jeunes Maghrébins, l’oriente vers un centre de Hélouân ou d’Inchass près du Caire, où il subit un entraînement. »

Sous la férule de Boussouf

Après l’épisode du yacht de la princesse de Jordanie « gracieusement offert », selon les uns et « audacieusement piraté », selon d’autres, il est en Oranie où il se met à la disposition de Larbi Ben M’hidi, lequel le place sous les ordres de Abdelhafidh Boussouf. Il deviendra très vite son lieutenant principal. Le chef déteindra sur le subordonné, mais le second avait en plus du premier un certain nombre de qualités qui feront que le disciple finira par surclasser le maître.

Houari Boumediene n’a pas été un chef de guerre, il n’a pas conduit ses hommes au combat et lui en tête. Il n’a pas échafaudé de plans de campagnes décisives. Il n’a pas tendu d’embuscades à l’ennemi, tapis dans un fourré, allongé dans la boue, le nez planté dans le sol, le stress à mille volts, le doigt tremblant sur la gâchette de son arme. Boumediène n’a pas été un homme de la poudre. Son corps ne portait pas de blessures, sinon celle qui lui aurait été infligée lors de la tentative de putsch du 26 avril 1968 à la sortie du Palais du gouvernement. Boumediène a commencé à servir au sein de l’ALN en Wilaya V et à la différence du colonel Lotfi son successeur, et tout comme Abdelhafidh Boussouf son prédécesseur, qui avait remplacé Larbi Ben M’hidi, il avaient établi son poste de commandement au-delà de la frontière algéro-marocaine. Sans être l’ombre de quiconque, plutôt homme de contre-jour, il a assimilé toutes les techniques du judoka politique. Comme ces sportifs de haut niveau qui savent avec un rare talent maîtriser et canaliser leur énergie, il a, avec habileté tiré avantage de l’impéritie, des défaillances et de l’incompétence de ses concurrents ou de ses adversaires.

Servi par une intelligence vive et une disponibilité permanente, il a porté jusqu’au raffinement la stratégie de la guêpe : provoquer, aiguillonner, disparaître sans laisser d’autre trace qu’une ardente douleur. Tout ce squelette de prédateur politique était enrobé dans une esprit d’apparence conciliant et des rondeurs langagières populistes qui contrastaient avec son physique have et anguleux. Mais d’apparence seulement. Certains témoignages pas toujours vérifiés, il est vrai, lui attribuent des actes d’une violence remarquable lors de son passage en Wilaya V. Les historiens, particulièrement les Français, le présentent souvent comme « un client » de Boussouf. Mais si ce dernier se singularisait au sein de la direction politique par son esprit plutôt inquisiteur et « barbouzard », Boumediène était prévoyant et se fiait à une connaissance aigue des hommes et de leurs réactions. Chef du COM-Ouest, (Comité d’organisation militaire pour la zone Ouest), il s’ingéniera à réunir autour de lui des jeunes qu’il formera à l’exercice non de la guerre, mais du pouvoir. Comparé à lui, son homologue du COM-Est, Mohammedi Saïd, ancien colonel de la Wilaya III très proche de Krim Belkacem, apparaissait comme un bulldozer dans une galerie de cristal. Face à la puissance des « Trois B » (Belkacem, Ben Tobbal et Boussouf) qui finiront par le coopter dans le cadre du Comité interministériel de guerre (CIG) pour lui confier l’état-major général (EMG), il déploiera des trésors de stratégie pour endormir leur confiance et réagir au moment opportun pour les neutraliser. A en croire Ferhat Abbas, qui rapporte ces propos dans son livre Autopsie d’une guerre Frantz Fanon parlant des Trois B, lui aurait confié un jour : « Un colonel leur réglera un par un leur compte.

C’est le colonel Boumediène. Pour celui-ci, le goût du pouvoir et du commandement relève de la pathologie. » A la réunion du CNRA au Caire, en août 1957, il entrera comme membre du conseil à la faveur de l’élargissement de cette structure qui passait de 17 membres titulaires à 34. Mais c’est incontestablement son rôle lors de la réunion des 10 colonels dite « Réunion des 100 jours » à la veille de la réunion du CNRA (décembre 1959-janvier 1960), qui verra la création de l’EMG que Boumediène, qui se veut l’incarnation de la rigueur et de la pureté révolutionnaires, donnera la pleine mesure de ses talents d’homme d’appareil (voir El Watan du 27 janvier 2008 pp.22-23). Dès lors qu’il a pris place aux leviers de commande de l’armée et profitant de la rivalité entre les Trois B, assisté des commandants Azzedine (militaire), Kaïd Ahmed (politique), Ali Mendjeli (Renseignements et liaisons), il s’appliquera à mettre sur pied une armée moderne, d’une trentaine de milliers d’hommes, entraînée, disciplinée, bien équipée, en vue de … la prise du pouvoir. Il réalisera en très peu de temps ce que Krim Belkacem n’a pas pu faire quelques années auparavant. Mettant à profit l’expérience et les connaissances de ceux qu’on désignait sous le nom de DAF (déserteurs de l’armée française), qui avaient répondu à l’appel du FLN lancé par le congrès de la Soummam et sans cesse amplifié depuis, Boumediène va créer une armée de pouvoir, qu’il qualifiait lui-même de militants politiques en armes. Une institution à laquelle il inculquera une certaine idée de l’armée populaire et une doctrine qui tient à la fois de celle de la Yougoslavie de Tito et de la Turquie kémaliste. En 1962, il s’opposera violemment, adossé à cette armée des frontières, au GPRA qui n’avait pour lui que sa légitimité et la légalité des institutions que s’était donné la Révolution algérienne. Force est revenue à la force. La légitimité attendra…

Sources :
- Houari Boumediène. Du sang à la Sueur. Ministère de l’Information et de la Culture. Alger 1979.
- Discours du président Houari Boumediène. T1. Ministère de l’Information et de la Culture. Alger. 1970.
- Paul Balta et Claudine Rulleau. La Stratégie de Boumediène. Sindbad. Paris-1973.
- Ferhat Abbas. Autopsie d’une Guerre. Garnier. Paris - 1980.
- Gilbert Meynier. Histoire intérieure du FLN 1954-1962. Arthème Fayard. Paris 2002.
- Meynier - Harbi. Le FLN Documents et Histoire.1954 - 1962. Casbah Ed. Alger. 2004.

Plus Lus

  • Tous

  • Année

  • Semaine