Dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1954, une série d’attentats ensanglantait différentes régions de l’Algérie coloniale. Revendiquées par une organisation alors inconnue des services de renseignements et se faisant appeler FLN, pour Front de libération nationale, ces attaques marquèrent le début de l’insurrection indépendantiste. La guerre d’Algérie était déclarée.
Les historiens de la Révolution française racontent que pendant la nuit du 14 au 15 juillet 1789, le duc de la Rochefoucauld-Liancourt, le grand maître de la garde-robe royale de Louis XVI, entra dans la chambre à coucher du roi pour l’informer de la prise de la Bastille.
Le dialogue qui s’ensuivit est resté dans les annales :
- Mais c’est une révolte, Monsieur le Duc, s’exclama le souverain.
- Non, Sire, c’est une révolution, fusa la réponse.
Il y eut quelque chose du même aveuglement inconséquent dans l’incompréhension dont firent preuve les autorités coloniales françaises, le 1er novembre 1954, lorsque celles-ci furent informées des attentats inédits qui venaient d’éclater pendant la nuit en Algérie. Entre minuit et 3 heures du matin, différentes régions de la colonie française furent secouées par pas moins de 70 attentats, dont certains meurtriers.
La coordination des attaques perpétrées par les agresseurs, l'apparition simultanée d’un manifeste politique de haute teneur - la « Proclamation » du 1er novembre -, doublée d’un appel aux Algériens à s’enrôler dans la résistance armée – indiquaient bien qu’il ne s’agissait pas d’un « soulèvement tribal » « fomenté au Caire », comme le soutenait le camp des coloniaux, mais bel et bien d’une insurrection, populaire et organisée. La revendication de ces attentats par le Front de libération nationale (FLN), un mouvement encore inconnu des services de renseignements, ne fut pas davantage prise au sérieux, ni par la classe politique ni par les médias.
Les événements sanglants de ce qu’on a appelé la « Toussaint rouge » marquent le début de la guerre d’Algérie. Celle-ci va se prolonger pendant huit ans, faisant plus d’un million de morts, colonisateurs et colonisés inclus. Il faudra attendre la signature des accord d’Évian, le 18 mars 1962, pour que le cessez-le-feu s’impose entre les belligérants et que l’Algérie recouvre son indépendance, mettant fin à 132 années de colonisation française.
Processus de maturation politique
L’insurrection qui débuta en Algérie dans la nuit fatidique de la Toussaint 1954 était l’aboutissement d’un long processus de maturation politique. Selon l’historien Charles-Robert Ageron (1), grand spécialiste aujourd’hui disparu de l’Algérie coloniale, ce processus a commencé dès le début du XXe siècle et s’est forgé « dans la double mouvance de l’intégrisme religieux et du populisme révolutionnaire ». En l’espace de cinq décennies, les revendications algériennes évoluèrent de l’assimilation à l’émancipation, en passant par « l’autonomie politique en tant que nation souveraine avec droit de regard de la France », comme le réclamait dans son manifeste en 1943 Ferhat Abbas, représentant d’un nationalisme modéré.
Le rejet par les Français d’Algérie en 1937 du projet de loi Blum-Violette accordant la citoyenneté française à l’élite musulmane ainsi que l’incapacité des gouvernements français successifs de donner aux Algériens une plus grande voix dans les instances politiques locales et métropolitaines avaient sonné le glas des espérances assimilationnistes.
Une nouvelle étape du nationalisme algérien commencera avec la Seconde Guerre mondiale. « La défaite de la France et l’idéal républicain dans lequel beaucoup d’Algériens avaient longtemps placé leur espoir, l’impuissance de l’Etat vichyssois face à l’Allemagne nazie, puis sa déroute devant le débarquement anglo-américain confortèrent les Algériens dans leurs espérances nationales », écrivait Charles-Robert Ageron. Cette nouvelle phase du nationalisme algérien était incarnée par la figure de Messali Hadj qui, avec son organisation le Parti du peuple algérien (PPA) devenu en 1946 le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), fut le premier leader nationaliste à fédérer autour des idéaux de démocratie et d’égalitarisme le petit peuple et les membres de la classe moyenne.
Pour Messali Hadj, principale figure du nationalisme algérien jusqu’aux années 1950, seule comptait la perspective indépendantiste, comme le rappelle la devise de son parti, le PPA : « Ni assimilation, ni séparation, mais émancipation ». C’est le fondateur du PPA qui inspira, par ailleurs, le drapeau vert et blanc frappé de l’étoile et du croisant, devenu le drapeau national de la République algérienne.
1945 : « l’insurrection manquée » de Sétif
C’est sur fond du nationalisme algérien balbutiant qu’éclatèrent le 8 mai 1945, jour de la célébration de la victoire alliée, des troubles plus ou moins spontanés dans le Constantinois, lorsqu’une manifestation pacifique dégénéra en émeutes. Les jours suivants, elles s’étendirent aux campagnes entraînant des attaques contre des fermes et une centaine de morts parmi les Européens. La répression par les forces de l’ordre, auxquelles se joignirent les milices européennes, fut violente et impitoyable, frappant souvent des villageois innocents. Ces représailles du pouvoir firent entre 20 000 et 30 000 morts.
Les émeutes de mai 1945, que les historiens qualifient parfois d’« insurrection manquée », vont durablement diviser la classe politique algérienne, répartie désormais entre les nationalistes révolutionnaires et les appareils politiques légalistes. Ces derniers estimaient, pour leur part, que la voie électorale suffisait pour obtenir progressivement l’émancipation. Or la fraude électorale massive lors des élections de 1946 finit par persuader les jeunes militants, pressés d’en découdre au plus tôt avec l’impérialisme français, de l’impasse de la voie électorale.
Les partisans de l’action directe créèrent, en 1947, au sein du PPA-MTLD, le premier parti algérien, une « Organisation spéciale » (OS) chargée de préparer l’insurrection. L’OS réalisa plusieurs actions spectaculaires comme le hold-up d’Oran en 1948, avant d’être démantelée au printemps 1950 par la police, sur dénonciation. Ce sont des anciens de l’OS qui furent à l’origine du futur FLN.
Octobre 1954 : naissance du FLN
Si les autorités coloniales ne prirent pas pris au sérieux les attentats du 1er novembre 1954, c’était sans doute parce qu’elles croyaient que, comme l’écrit l’historien Bernard Droz (2), « la rigueur de la répression (après Sétif) [avait] assuré en Algérie dix années de paix française ».
« Certaines réalité auraient dû pourtant troubler la quiétude des autorités, poursuit l’historien : réalités démographiques, avec « depuis 1930, la hausse vertigineuse de la population musulmane », réalité sociale avec « la misère indicible des masses rurales, condamnées par le manque de terre, la modicité des salaires et la surcharge familiale au sous-emploi ou à l’exode », et, enfin, la réalité politique, avec « la voix d’un Européen (comptant) dix fois celle d’un musulman », dans le cadre du nouveau statut d’Algérie voté en septembre 1947.
Les neuf jeunes militants qui se réunirent quelque part en Alger, en octobre 1954, et formèrent le FLN, avaient, eux, pris toute la mesure de ces réalités. Ils s’appelaient Hocine Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella, Moustapha Ben Boulaïd, Larbi Ben M’Hidi, Rabah Bitat, Mohamed Boudiaf, Mourad Didouche, Mohamed Khider et Belkacem Krim. Tous des trentenaires, issus de l’OS, passés par l’expérience de la clandestinité. Ce sont les fondateurs historiques du FLN.
Ils étaient tous persuadés que, face à l’impasse dans laquelle se trouvait le mouvement nationaliste, l’insurrection immédiate était la seule voie pour aboutir à l’indépendance et à « la restauration d’un État algérien démocratique et social dans le cadre des principes islamiques ». Ils misaient sur la lassitude de l’opinion musulmane envers les partis traditionnels et la soif de liberté de la population qui n’a cessé de grandir depuis les massacres de Sétif.
La Proclamation diffusée par les déclencheurs des événements du 1er novembre 1954 servira de base aux négociations en vue des accords d’Évian, dont la France et l’Algérie célèbreront en 2022 le soixantième anniversaire de la signature.